3 janvier 2020

Le 12 décembre 2019, la Cour suprême du Canada a rendu une décision partagée en droit de la famille qui aura des répercussions importantes pour les personnes utilisant les fiducies pour détenir des résidences occupées par leur famille.

Dans l’affaire Yared c. Karam, 2019 SCC 62, la Cour suprême se penchait sur l’inclusion ou non de la valeur d’une résidence détenue par une fiducie dans le régime du patrimoine familial.

L’article 415 du Code civil du Québec prévoit que la résidence de la famille, détenue par un ou les deux conjoints, est incluse dans le patrimoine familial.

Le même article indique également que les droits qui confèrent l’usage de la résidence de la famille sont également inclus dans le patrimoine familial.

À l’époque de l’adoption de l’article 415, le législateur désirait éviter la situation où un conjoint avait recours à une société (une personne morale) pour acquérir une résidence familiale et prétendait, par la suite, ne pas être personnellement propriétaire de la résidence pour éviter les règles du patrimoine familial.

Les tribunaux se sont appuyés sur l’article 415 du Code civil du Québec pour empêcher que l’interposition d’une société, contrôlée par un des époux détenant la résidence familiale, mette en échec les règles sur le patrimoine familial.

Puisqu’aucune personne n’a le droit de propriété à l’égard d’une résidence familiale détenue par une fiducie, est-ce que l’article 415 du Code civil du Québec peut s’appliquer à la situation où un époux, un fiduciaire, contrôle cette résidence?

La majorité des juges de la Cour suprême a déterminé que lorsqu’un conjoint a un contrôle suffisant sur une fiducie, il détient des droits qui confèrent l’usage de la résidence familiale et, conséquemment, la valeur de cette résidence doit être incluse dans le patrimoine familial. Le fait que la fiducie n’ait pas été constituée de mauvaise foi ou dans un esprit frauduleux est non pertinent.

Dans cette affaire, le contrôle exercé par l’époux fiduciaire dépeint une situation fréquente pour les gens d’affaires recevant le conseil de constituer une fiducie discrétionnaire :

– les deux fiduciaires de la fiducie sont l’époux et une personne qui n’est pas un bénéficiaire ou le constituant de la fiducie (ici, la mère de l’époux);

– l’époux a le pouvoir de nommer de nouveaux bénéficiaires (notamment lui-même);

– l’époux a le pouvoir de destituer tout bénéficiaire, y compris son épouse et ses enfants;

– l’époux a le pouvoir de répartir le revenu et le capital de la fiducie.

La majorité de la Cour rappelle deux principes fondamentaux relatives aux règles en matière de patrimoine familial :
– ces règles doivent recevoir une interprétation généreuse et libérale, de manière à favoriser l’inclusion de biens dans le patrimoine familial à partager;

– ces règles sont d’ordre public et ne peuvent être éludées par les époux au moyen d’ententes contractuelles.

De façon intéressante, la majorité des juges rejette l’idée qu’un tribunal peut effectuer une levée du voile fiduciaire, en appliquant, par analogie, l’article 317 du Code civil du Québec. Cet article permet de lever le voile corporatif lorsqu’une personne utilise, à mauvais escient, une personne morale, dont elle est l’âme dirigeante, de façon à interposer l’existence de cette personne morale comme moyen de défense pour se soustraire à sa responsabilité personnelle. En droit québécois, puisque la fiducie n’est pas une personne morale dotée de la personnalité juridique, il n’y a aucun voile à lever, ni aucun cerveau dirigeant se cachant dernière une personnalité juridique distincte.

Bien que l’arrêt ne porte pas sur ces questions, la décision de la majorité met en doute, sans trancher, la légalité des clauses suivantes que l’on retrouve, en pratique, dans une multitude de conventions de fiducies québécoises constituées à des fins personnelles :

– la clause énonçant que le fiduciaire n’est aucunement tenu de maintenir ou d’accroître le capital de la fiducie;

– la clause édictant que le fiduciaire peut continuer d’exercer sa fonction, même s’il se trouve en conflit d’intérêts.

Notons, en terminant, que les règles du patrimoine familial analysées par la Cour suprême pourraient être revues par le législateur québécois dans sa réforme attendue du droit familial.

LAFORTUNE CADIEUX INC.

Me Daniel Lafortune, LL.M. (Montréal), LL.M. (Londres)